Par Zakiya Laâroussi
À Jumilla, l'interdiction faite aux musulmans d'utiliser les espaces publics pour célébrer leur fête religieuse n'est pas un simple décret administratif : elle est le souffle glacé d'un passé qui revient, vêtu de l'illusion du présent. C'est la réapparition d'un suprémacisme ancien, qui voudrait enfermer l'identité dans une cage étroite et définir la nation comme le domaine exclusif d'un seul groupe. Les mots du texte, froids et méthodiques, parlent d'« activités étrangères à notre identité » ; mais derrière cette neutralité apparente se cache une arme politique : l'exclusion de l'autre, la négation de son droit à l'existence et à la participation.
L'Espagne n'a jamais été exclusivement chrétienne. L'histoire de l'Andalousie en témoigne : un carrefour de peuples, de cultures, de croyances, où les musulmans, les juifs et les chrétiens se croisaient dans un espace commun, où la science et les arts fleurissaient comme un seul corps respirant. Mais lorsque la religion devient instrument de pouvoir, l'éclat se transforme en ombre : l'expulsion des musulmans, la persécution des juifs, les flammes de l'Inquisition. Chaque réduction de l'identité à un dogme unique a laissé des cicatrices profondes, humaines et culturelles.
Aujourd'hui, Jumilla résonne de ce même écho sombre. Mais le danger est désormais européen. Le continent, qui a payé un tribut exorbitant aux nationalismes extrémistes, au nazisme et au fascisme, sait que les cataclysmes commencent par de petites décisions, anodines en apparence : un règlement municipal, un slogan sur la « pureté », un langage d'exclusion. Puis, presque imperceptiblement, le sol se referme et reproduit les logiques de guerre et de tyrannie. Le XXe siècle nous a appris que le gouffre commence par de telles fissures.
Et plus inquiétant encore que la mesure elle-même est la langue qui l'accompagne. Quand un parti politique proclame que « l'Espagne est et restera chrétienne », il ne défend pas la foi : il transforme la religion en étendard pour diviser, pour exclure, pour enfermer dans l'étroitesse. Le christianisme, porteur d'amour et d'humanité, devient un instrument de pouvoir, et chaque invocation au nom du Christ résonne comme un rappel des croisades, des Inquisitions et de la tyrannie franquiste. Le Christ face à l'autorité qui parle en son nom : le salut contre la coercition.
L'Europe contemporaine, qui se proclame gardienne des droits humains, est aujourd'hui mise à l'épreuve de sa mémoire. Quatre-vingts ans après la Seconde Guerre mondiale, et des décennies après la Déclaration universelle des droits de l'homme, les marches de l'exclusion reprennent, enveloppées cette fois dans le vernis des « traditions » et de « l'identité ». La mémoire doit-elle se limiter à un luxe de rhétorique, ou devenir un impératif pour empêcher que le passé ne se réincarne ? Se souvenir n'est pas suffisant : il faut résister à la répétition des erreurs sous de nouvelles formes.
L'appel de Marco Baratto à une alliance humaine et religieuse dépasse les frontières espagnoles. Il s'adresse à la conscience de l'Europe entière. L'histoire nous enseigne que lorsque les religions s'entrelacent, elles peuvent édifier une civilisation sublime ; quand elles sont instrumentalisées, elles deviennent des instruments de destruction. Il ne suffit plus de condamner : il faut bâtir ensemble un projet qui mette fin à toutes formes de suprémacisme religieux et racial. Ce n'est pas un affrontement entre croyants et non-croyants, mais entre ceux qui veulent faire du sacré un pont et ceux qui le transforment en tranchée de haine.
La décision de Jumilla, bien qu'apparente locale, porte en elle une question européenne : le vieux continent se permettra-t-il de replonger dans la spirale de l'isolement et de l'épuration au nom de la religion et de l'identité, ou osera-t-il protéger sa mémoire et ses acquis civilisationnels ?
Ce que Marco Baratto a écrit dépasse le simple article d'opinion. C'est un avertissement moral et historique, une invocation à l'Europe et au monde : si nous laissons ces discours prospérer dans le silence, demain nous nous demanderons, comme tant de générations avant nous : comment avons-nous pu laisser cela se produire ?
Merci à Marco Baratto pour son analyse profonde, qui ne se contente pas de décrire l'instant, mais convoque l'histoire comme miroir acéré, révélant les dangers tapis derrière ce qui pourrait sembler n'être qu'un détail local. Son texte réveille la mémoire européenne et mondiale à une époque où les voix cherchant à réécrire l'identité au service de l'exclusion et de la peur se multiplient.
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